lundi 18 avril 2016

Lettre à Pierre Desproges

Mon ami Pierrot,

Ah, je t’entends d’ici t’indigner face à cette familiarité incongrue ! « Mon ami », quel toupet ! Nous n’avons pas gardé les dindons ensemble ! Et de quel droit utiliser ce nom de « Pierrot » usuellement réservé aux intimes ? Et le tutoiement, par-dessus le marché ! Oui, je me souviens parfaitement de ce que tu affirmais sur scène : « Dieu ou pas, j’ai horreur qu’on me tutoie ! » Mais ce tu n’est pas une familiarité, au contraire… C’est, dans mon esprit vaguement anglais, une forme de grand respect, c’est le Thou anglo-saxon, adressé aux êtres célestes, justement... Et puis, honnêtement, avoue que cher Pierre résonnerait commune une mauvaise homéotéleute prompte à écorcher l’oreille. Mon Pierrot, donc, j’y tiens, car ce n’est pas parce que nous n’avons pas élevé les dindons ensemble que nous n’avons pas de points communs : le mépris pour la mode, la méfiance envers la capilliculture, le rejet des superstitions… Le cancer aussi. Et la capacité à prononcer ce mot sans trembler du genou. Je fais partie des gens qui, « grâce à la science, peuvent profiter de leur cancer plus de cinq ans ». Un régal. Heureusement qu’il y a ton verbe et ta verve, seuls antidotes à toutes les potions à bulles censées nous rembourser quelques années de vie. Il faut bien quelque chose d’assez décapant qui permette à l’esprit de s’accorder avec ce que subit le corps. Pour cela, je n’ai rien trouvé de mieux que ton panache, toi qui as su nous faire rire du cancer alors que tu en crevais.
Vois-tu, mon Pierrot, je ne peux pas t’en vouloir d’avoir plié bagage. On n’a pas franchement cheminé vers un monde meilleur ces trente dernières années. La division des êtres entre les Juifs et les antisémites reste d’actualité, laissant toujours aussi peu de place à ceux qui, comme toi et moi, ne sont ni l’un ni l’autre et refusent de se plier aux alternatives contraignantes. Le métier d’humoriste n’a sans doute plus la même saveur puisqu’il s’agit maintenant de jouer les comiques bien-pensants, voire politiquement corrects… Suis-je la seule à percevoir une antinomie ? Ainsi, le clown ne serait plus celui qui prend sur lui le ridicule de la condition humaine ?
Non, reste là-haut, mon Pierrot. Ici, on ne peut plus railler en paix, alors on bâille en biais. Le rire censuré, c’est l’ennui assuré. Je t’imagine sur ta Lune, mon Pierrot, et j’ignore de quoi tu te gausses désormais. Peut-être manifestes-tu seul, peut-être une Colombine t’y tient-elle compagnie…   
Respect, mon Pierrot.

4 commentaires:

  1. Hors sujet, mais important... Un tout petit extrait de l’entretien avec Pierrot dans « 60 écrivains parlent de leurs chats » : « Je n’ai jamais écrit sur mon chat. Tiens, c’est curieux, ce qui est écrit au dos du livre (le Dictionnaire superflu à l’usage de l’élite et des biens nantis). "Il va de soi que les mots écartés ne l’ont pas été arbitrairement mais à la suite d’un choix réfléchi de l’auteur et en accord avec lui-même et avec son chat sur les genoux." »
    Ah, le chat (une chatte) était prénommée Bokassette.
    Câlins aux félins. Bises Miss Tigri.

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    1. Merci pour ces infos et cette référence. J'avoue que j'ignorais l'existence de Bokassette (étonnant, non?). Je vais aller voir de plus près cet ouvrage.
      Caresses au quatuor LTHM.
      Bises, Phil.

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  2. 30 ans aujourd'hui ...
    Déprimant non ?

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    1. Oui, mais 30 ans après, il continue à nous faire rire...

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