jeudi 17 mars 2016

Ars Moriendi

Ars Moriendi, ou l’art de (bien) mourir… Quelle drôle d’idée d’évoquer la mort alors que ce blog vient à peine de naître ! Mais après tout, comment parler de début sans envisager la fin ? Et puis la mort n’a pas toujours été un sujet qu’on évoque en chuchotant ou en fermant les portes. Dès le Moyen âge est apparu le souci de préparer le vivant à une épreuve inévitable, celle qui frappe sans discernement le riche et le pauvre, le vieux et le jeune, le génie et l’andouille, bref tout individu ayant cédé à la tentation de venir au monde : la mort. C’est ainsi que l’on a conçu au XVe siècle une sorte de guide que l’on qualifierait aujourd’hui de grand succès de librairie, l’Ars Moriendi ou l’art de bien mourir. L’idée était simple : on vit mieux lorsqu’on s’est bien préparé à sa mort, autrement dit l’Ars Moriendi pouvait se concevoir, par extension, comme un art de vivre. Il faut dire qu’entre la peste, les croisades, la guerre de cent ans, les populations n’avaient pas manqué d’occasions de réfléchir à la question. A l’heure où notre réflexion sur notre mort se résume, dans le meilleur des cas, à la signature d’un contrat obsèques et à quelques lignes de testament, parfois davantage conçu comme un instrument de vengeance à l’égard des neveux qui n’auront pas un sou, il serait peut-être utile de dépoussiérer ces vieux feuillets médiévaux et de se remettre à penser la mort comme autre chose qu’une marchandise, et donc, de nous montrer capables de raisonner au-delà d’une logique capitaliste. Certes, il faudrait commencer par s’affranchir de l’influence chrétienne qui régnait à l’époque de la rédaction de l’ouvrage et n’en conserver que l’aspect spirituel. Y-a-t-il une mort sereine ? Peut-on parvenir à abandonner la vie sans regret ? Un questionnement abyssal et au bout du chemin, peut-être la réponse…
Comme nombre de sujets d’études, la question de sa propre mort se conçoit mieux en observant celle des autres. Et là encore, les exemples ne manquent pas. Prenons quelques minutes pour analyser plusieurs célèbres agonies. Nous observons qu’une mort triviale vient parfois frapper des personnages que le triomphe social a rendus immodestes. La Grande Faucheuse rappelle ainsi brutalement son deuxième surnom : the great leveler, autrement dit, celle qui remet tout le monde au même niveau. Voyez Charles VIII s’assommant sur un linteau en 1498, à Amboise ; Henri II terrassé lors d’une joute amicale, en 1559 lors d’un tournoi contre le comte de Montgommery… Et quand j’essaye d’imaginer leurs dernières paroles… Charles VIII, pressé de se rendre au jeu de Paume : «J’espère qu’ils ne vont pas commencer sans m… ». Et ce pauvre Henri II : « T’es con ou quoi ! On avait dit pour rire, Gaby ! »
Dans le genre pas glorieux, on a aussi Lully. Quand on est d’un tempérament irascible, on ne s’amuse pas à marquer le tempo avec un bâton de direction, surtout en pleine période baroque. Une fausse note, un coup de sang, paf le bâton sur l’orteil, et Dieu sait si le style baroque, c’est chargé ! Bref, gangrène et zou ! « Bienvenue au club, mon vieux », dit Louis XIV, lui-même tourmenté par sa fistule anale. Lully meurt en 1687, quelques semaines après Louis XIV et neuf ans avant l’invention du premier métronome qui lui aurait peut-être sauvé la vie.
Dans le monde des arts et du spectacle, on trouve toutefois quelques cas de nobles trépas. Certes, peu de Cyrano ont eu l’occasion de rendre leur dernier souffle en récitant des vers, mais on notera quand même l’effort de Molière, qui a su tirer sa révérence sur scène ou du moins entamer son agonie lors d’une représentation du Malade imaginaire. Une fois de plus, on croit entendre les dialogues parmi les spectateurs :
« Ah ! Il est bon, le bougre ! Qu’est-ce qu’il joue bien !
-         Euh, non, attends… Je crois qu’il déconne pas, là… »

Un sujet qui mérite bien qu’on y réfléchisse donc, car, contrairement au théâtre, on ne la joue qu’une fois et sans répétition. Ars Moriendi, l’art d’apprivoiser cette peur ultime et d’apprendre à ne plus craindre que soi-même, son empressement, sa virulence, son orgueil… Nul besoin de méditer, un crâne dans la main. Peut-être juste vivre chaque jour comme si c’était le dernier, mais rêver et concevoir des projets comme si nous étions éternels.

dimanche 13 mars 2016

Lettre à Jean Ferrat

Cher Jean,

Vous n’étiez pas exactement un chanteur à la mode dans les cours de récréation des écoles primaires en 1986, une année qui, pour moi, restera marquée par les couleurs rouges et grises de la pochette d’un 33 tours, celles de votre album Je ne suis qu’un cri. Le disque trônait à la maison au-dessus de la collection complète de vos albums et -ô joie !-, figurait aussi parmi les vinyles de ma nounou. Une aubaine qui, à l’âge de neuf ans, me permit de connaître par cœur toutes vos chansons. Sans doute n’en ai-je pas d’emblée compris toutes les subtilités, quoique mon père se chargeât de m’expliquer les paroles, chanson par chanson, avec une patience qui n’avait d’égale que sa passion pour  votre œuvre, mais je ressentais profondément ce que les textes contenaient de colère et d’espoir.
Trente ans après, j’écoute, le cœur serré, la chanson Les cerisiers. Je suis infiniment triste à l’idée que « le vieux musicien » ait dû boucler ses valises avant que ne vienne le temps des cerises. Vous êtes parti avant le printemps, emportant votre « rêve modeste et fou », vous nous avez quittés « un beau soir d’hiver », comme vous le chantiez dans Le cœur fragile. Le cœur fragile, indispensable instrument à composer et à créer, somptueuse infirmité ! Celui qui chante se torture, écrivait Aragon. C’est probablement ce qu’aura cruellement ressenti Isabelle Aubray, voilà six ans, lorsqu’elle est montée sur scène, le cœur en berne, afin de vous rendre hommage. De cette épouvantable année 2010, je ne retiens que son sourire à elle parce qu’elle a eu la dignité de convertir sa peine en sourire, de ces sourires qui tremblent un peu, et d’évoquer la vie, non la mort, la présence, non le manque. Elle incarnait avec grâce ces vers que votre musique a sublimés :
Et les gens prennent pour des roses
La douleur dont [elle] est brisée.
Je n’ai pas de réconfortantes nouvelles à vous donner de cette pauvre terre. Du fond de ma vallée, je scrute le ciel à la recherche de l’étoile Hölderlin, de l’étoile Verlaine. J’entends du fond des ténèbres le rire de Robert le Diable. Je sais que depuis la constellation des poètes, vous continuez à distiller la lumière et la beauté.

mercredi 9 mars 2016

Votre Enfer est pourtant le mien... du pain et des roses !

Bread and Roses. Plus d’un siècle nous sépare de l’écriture de ce poème, devenu l’hymne des luttes sociales aux Etats-Unis et repris avec force dans le cinéma britannique, celui de Ken Loach ou encore de Matthew Warchus. Ce dernier, dans le film Pride, redonne ses lettres de noblesse au mot solidarité et démontre que la force d’une lutte réside dans la prise de conscience  d’une souffrance et d’un intérêt communs. C’est d’ailleurs ainsi que débute l’histoire de Pride : Mike Jackson, membre actif d’un groupe gay, entend à la télévision Thatcher vilipender les mineurs et se rend compte que les deux communautés ont en commun le sentiment d’injustice, la persécution de la police et le mépris de la presse britannique. Ils ont aussi un ennemi commun - Margaret Thatcher – et un combat, celui pour leur dignité. Celui pour le pain et les roses. Alors, pourquoi ne pas le mener ensemble ?

As we come marching marching in the beauty of the day...

Sitôt la mélodie de Bread and Roses entonnée, la méfiance et l’hostilité réciproques semblent enterrées. Les deux communautés sont liées par une même émotion, qui déborde jusque dans la salle de cinéma et vient saisir le spectateur à la gorge.
Le slogan des Wobblies “An injury to one is an injury to all” (une attaque contre un est une attaque contre tous) prend alors tout son sens. Face au thatchérisme, qui brise les liens sociaux, glorifie l’effort individuel et l’esprit de compétition, on veut croire au triomphe de la grande lutte collective contre les petits intérêts individuels.
Le progrès social n’est jamais venu d’en haut, rappelait le Guardian lors de la sortie du film, en 2014. Il est le fruit de la volonté populaire. Il dépend de la motivation de chacun à préserver les droits de tous. Bien sûr, la défaite des mineurs en 1985 servira d’argument à certain pour discréditer ce discours. Or, dans son article La tradition britannique que Thatcher ne parvint jamais à détruire, le journaliste du Guardian, Owen Jones souligne le fait que cette lutte commune a généré de grandes avancées dans la reconnaissance des droit de la communauté homosexuelle au Royaume-Uni. Par ailleurs, cette tradition de la lutte sociale a permis en 2012 la victoire des électriciens contre le groupe Balfour et Beatty.
Le film de Matthew Warchus est un puissant écho anglais aux vers d’Aragon :

Votre Enfer est pourtant le mien
Nous vivons sous le même règne
Et lorsque vous saignez, je saigne


Qu’en ce jour de grève nationale, le sublime crescendo de la chanson Bread and Roses accompagne dans leur lutte ceux qui savent dépasser les communautarismes et ne se résignent pas.


dimanche 6 mars 2016

Et si j'avais créé les hommes...

Et si j'avais créé les hommes à ma fantaisie, alors nous pourrions peut-être causer... Mais de façon amusante. Ainsi, il serait hors de question que mes ouailles s'affublent de prénoms horribles sous prétexte qu'ils aspirent à la sainteté et à la vie éternelle. D'ailleurs, ils n'aspireraient ni à la sainteté ni à la vie éternelle, mais simplement à la connaissance de ce monde et à la joie de vivre. Et puis, ils ne s'appelleraient pas Frère Paul-Baptiste ni Sœur Confite des Anges mais plutôt l'abbé Cane, l'abbé Quille, l'abbé Casse. Et là, je n'aurais rien contre une rencontre hebdomadaire, mais certainement pas dans une église, un temple, une mosquée ou je ne sais quel capharnaüm à bondieuseries. Non. Un petit troquet sympa, un Ben & Jerry ou quelque chose dans le genre. On se réunirait – bon, mettons le dimanche, ou en tout cas le jour où il y a le moins de choses intéressantes à la télé ou au cinéma- et on causerait. De quoi ? Bah, je ne sais pas, moi... De tout, de l'univers, du monde, des choses terrestres, des choses cosmiques, de la prochaine pluie d'astéroïdes sur Vénus – que sais-je ? Plutôt qu'ils aillent s'enfermer dans un laboratoire toute une vie à essayer de comprendre le monde, ou pire, à s'agenouiller au fond de leur monastère en attente de la grâce divine, je les ferais réfléchir autrement. Par exemple, avec des jeux ou des rébus, je leur divulguerais petit à petit ma connaissance de la Création – je suis bien placée pour savoir, c'est moi la Créatrice, tout de même !
         Oui, je leur parlerais, moi, aux hommes. Mais pas avec la voix qui causa jadis à Moïse, celle d'un vieux birbe qui aurait fumé deux paquets de clopes par jour depuis l'âge de huit ans... Non. Moi, je les appellerais d'une voix énigmatique mais chaleureuse et je les inviterais à une petite réflexion hebdomadaire. On entendrait ainsi, à la terrasse des cafés, le dimanche matin :
« Allez, on fait un pendu. Origine de l'univers en sept lettres, ça commence par un B. Oui, l'abbé Vue ? Un G ? Il y en a un en troisième position. Ensuite ? Qui a dit le Big Bang ? L'abbé Tise ? Perdu ! C'était le bégonia ! Et oui, tout a commencé avec le bégonia... Ça vous la coupe, hein ? Bon, la prochaine fois, on fera une charade. Allez, à dimanche prochain ! »

Ce serait quand même plus sympa qu'un brainstorming au CNES ou au CNRS, non ? Et ça permettrait aux littéraires de participer un peu, pour une fois…

Aujourd’hui, je ne créé qu’un blog. Le projet est moins ambitieux, mais l’esprit est le même. Il n’a ni ambition scientifique, ni ambition artistique ou littéraire. Il n’a pas vocation à plaire ou à déplaire. Il existe simplement dans la blogosphère telle dans le cosmos une poussière stellaire.