Un roman musical ? Une bande-annonce pour un roman ? Pourquoi pas ! C'est en tout cas le défi que j'ai décidé de relever : présenter l'univers de "Maliarka" en donnant un aperçu des images et des musiques que j'avais en tête pendant l'écriture du roman.
Les Chats-Teignes
dimanche 7 octobre 2018
jeudi 23 août 2018
La question de l'identité dans Maliarka
L’un des principaux thèmes
explorés dans Maliarka est celui de l’identité.
Cette question est récurrente en littérature. Elle est née presque en même
temps que le roman, notamment en Angleterre, au xviiie
siècle, à une époque où les bouleversements sociaux (montée de la bourgeoisie,
apparition de la classe moyenne), politiques (naissance de la monarchie
parlementaire après la révolution dite « glorieuse ») et économiques
(essor du capitalisme) ont engendré un besoin de se (re)connaître et de
définir. Cette nouvelle forme littéraire, le roman, apparaît dans une société
où s’affirme l’individu, qui tente de se situer dans un ordre social mouvant.
Nombre d’œuvres publiées au xviiie
siècle portent d’ailleurs le nom d’un personnage dont on explore les multiples
facettes à travers un récit qui est se prétend authentique pour mieux
interroger le lecteur sur sa propre identité. Ainsi en se plongeant dans Robinson Crusoe (Defoe), Pamela (Richardson) ou encore Tristam Shandy (Sterne), c’est chaque
lecteur anglais qui tente de répondre à la question : qui suis-je ?
Le thème de l’identité ressurgit
toujours avec force pendant les périodes de troubles et de mutations sociales.
A l’heure de l’individualisme triomphant, où le selfie est la forme moderne de l’autoportrait, où l’on affiche aux
quatre coins de la toile son profil, son statut, où l’on est partout filmé,
identifiable et même fiché, on n’a jamais été moins sûr de savoir qui on est
vraiment. Les personnalités sont éclatées en multiples fragments identitaires :
on est un nom, un prénom, un enfant de, un habitant de, un ami de. On est un
métier, un adepte de telle religion, un militant de tel parti. On n’est parfois
qu’une série de chiffres, un matricule, un numéro de client. Dans une société
capitaliste, on est, bien sûr, avant tout, ce qu'on a. Et –luxe ultime !-
on peut désormais être aussi une maladie, un handicap. L’individu serait donc
une sorte de synthèse de toutes ces particularités. Etrange mosaïque… Et
finalement, à quoi correspond l’image qui apparaît ? Une création sociale ?
Une représentation intérieure ? L’apparition des nouvelles technologies
complexifie encore la question : quelle place pour l’individu dans le
monde numérique ? L’homme, transformé par le nouveau monde qu’il a créé, semble
avoir perdu son identité humaine avec la révolution numérique.
Maliarka, elle, a beaucoup de mal
à définir son identité. Son enfance itinérante l’a privée de racines, sa
famille s’est progressivement dispersée à travers l’Europe : elle ne peut
donc pas se définir par une identité nationale ou même une entité familiale.
Elle se qualifie donc de ʺmétéoreʺ, réduit ses origines au terme de ʺnulle
partʺ.
De même, elle parvient difficilement à se situer dans sa relation avec Clément,
ignorant quel terme employer pour présenter son compagnon. Clément est, lui
aussi, embourbé dans sa double identité culturelle : il est constamment partagé
entre le désir de répondre au stéréotype britannique du stiff upper-lip et le flot impétueux d’émotions latines qui l’envahit
régulièrement. La serveuse du Madrigal,
Lou, qui cherche à tout prix à coller à une image sociale de minceur et de
mode, est totalement dépersonnalisée et réduite à un squelette habillé selon
les normes en vigueur. Tous les personnages du roman nagent ainsi dans un flou identitaire
et le cliché n’apparaît que pour montrer à quel point il est caduc. Dans ce
contexte de perte de repères, le chiffre, loin de constituer un symbole
cartésien, scientifique, rassurant, représente au contraire une menace, que ce
soit celle du compte à rebours ou celle du digicode qui enferme et qui
cloisonne.
Et si, finalement, l’identité
était à rechercher dans le temps ? Au fil des jours, je deviens. Je suis
une expérience de vie. Ainsi, le cheminement de Maliarka se poursuit, même s’il
n’est plus géographique. C’est ce bout de chemin que propose le roman, avec, en
filigrane, le rappel que l’individu évolue parmi ses semblables : définir
mon identité, c’est non seulement
trouver ce qui me distingue de l’autre, mais aussi ce qui me rend identique. Nul ne peut exister seul :
même Robinson a besoin de Vendredi sur son île. C’est pourquoi, au-delà de la question
de l’identité individuelle, Maliarka
tente de réconcilier l’individu et le collectif, le personnel et la chose
publique.
vendredi 17 août 2018
Maliarka
A l'heure où je publie cet article, mon premier roman, Maliarka, vient de paraître aux Editions Edilivre. Je me suis souvent demandé ce qu'on pouvait ressentir en pareille occasion... Eh bien, personnellement, je me sens partagée. Partagée entre le sentiment de l'accomplissement et celui de l'inachèvement. Partagée entre le bonheur et l'effroi d'avoir rendu public un de mes écrits. Partagée, comme tout auteur, sans doute, entre l'impression de se cacher et celle de s'exhiber à chaque page.
Alors, au lecteur qui viendrait à lire ces quelques lignes, pourquoi ne pas partager aussi l'aventure de Maliarka ?
L'histoire : Toulouse, septembre 1995.
Maliarka, une musicienne d’origine russe, trouve dans sa boîte aux lettres un
petit bout de papier sur lequel figure l’inscription 366. Même chose le
lendemain avec l’inscription 365. Un doute s’installe dans l’esprit de la jeune
femme tandis que le phénomène se reproduit quotidiennement. A quoi correspond
ce qui ressemble à un compte à rebours ? Faut-il n’y voir qu’une
plaisanterie ? Un avertissement ? Et qui est le messager ?
Maliarka cherche la réponse dans son entourage : serait-ce une locataire
de la résidence étudiante dont elle est gardienne ? Un mauvais coup de
Fichoira, le gardien de la résidence voisine, avec qui elle est en
conflit ? C’est bientôt tout son univers qu’elle sent menacé. Et lorsque surviennent les grèves, à l’automne
95, Maliarka commence à envisager une réponse à cette énigme à une échelle plus
vaste que celle de sa propre vie.
dimanche 18 mars 2018
Pourquoi ça ne tourne pas rond dans le système scolaire
"Les ministres passent, l’éducation trépasse" OU Pourquoi ça ne tourne pas rond dans le système scolaire. Petit commentaire à propos de l'excellente émission Dans la Gueule du Loup, présentée jeudi dernier par Jacques Cotta sur Le Média.
Le bon débat est comme le bon écrit : celui qui éclaire
et non celui qui éblouit. Avec Jacques Cotta, on ʺparle clair ʺ
et on ne prétend pas être expert : on vient exposer les vraies raisons de
plusieurs décennies de casse du système éducatif. On voudrait nous faire croire
qu’il s’est écroulé tout seul ? Que c’est la faute aux enseignants, aux
élèves, aux parents ? Dans une pyramide sociale, quand on reçoit un coup
sur la tête, en général, c’est au-dessus de nous qu’il faut regarder… Et qu’y-a-t-il
au-dessus de nous ? Des ministres. L’OCDE. Et pourquoi chercherait-on à
casser l’Education Nationale ? Parce qu’il y a un énorme marché potentiel
et que si on laisse les profs faire correctement leur métier, on aura bientôt
des populations instruites, intellectuellement émancipées, et donc capables de
se rebeller. Et ça, ça fait peur…
Voilà pour le fond du débat, qu’il est bien plus savoureux
de visionner intégralement afin de ne pas perdre une miette de tous les détails
et nuances qui y sont apportés. Les idées développées m’ont d’autant plus
frappée qu’elles étaient soumises aux commentaires critiques de deux invités,
dont les arguments n’ont fait que souligner la pertinence. Même s’il convient
de rappeler que ces invités ont eu le courage de venir dans une émission qui s’appelle
Dans la Gueule du Loup et qu’ils ont
dignement alimenté le débat, je ne peux m’empêcher de penser qu’ils constituaient
tous deux l’illustration parfaite de l’échec du système.
D’un côté, Madame ma Collègue, l’archétype du coq que l’on
trouve en grand nombre dans les écoles de France et de Navarre, qui continue de
chanter les pieds dans la m… Alors, chanter, pourquoi pas… Je ne suis pas
contre le fait de surmonter les difficultés par l’enthousiasme. Mais quand il s’agit
de comprendre d’où vient cette fange dans laquelle on patauge, on se perd en
considérations annexes, comme, par exemple, la question de l’inégalité
filles-garçons et tous ces sujets subsidiaires dans lequel la médiacratie s’efforce
de noyer le débat pour mieux masquer les vrais enjeux : le rôle
émancipateur de l’école. En cela, Madame ma Collègue n’est pas un cas isolé :
elle représente au contraire une grande fraction de mes collègues : des gens
de bonne volonté, mais inefficaces dans la lutte car incapable de repérer le
front.
Quant à Monsieur le Maire, c’est pire encore. Il prouve par
sa propre histoire que l’école peine à former des citoyens éclairés, et ce,
même dans les parcours d’élites. Son discours m’a laissée pantoise :
comment un gamin issu d’un milieu modeste de l’Hay-les Roses peut-il devenir un
maire DE DROITE ? Au lieu de mettre à profit la chance qu’il a eue de
pouvoir s’élever socialement, de chercher par sa position d’élu à réduire les
inégalités sociales, il se présente comme un gagnant du système libéral qu’il
défend en promouvant son ascension comme la règle alors qu’elle ne constitue qu’une
exception. Ses propos mêmes et la faiblesse de son argumentation constituent la
preuve flagrante que même la formation des élites n’obéit pas à une logique de
réflexion et d’émancipation. Il démontre par sa propre intervention que nous
avons une école à former des libéraux, des dociles au système. C’est Le Meilleur des Mondes, la dystopie d’Huxley.
On aurait aimé voir un Jean Valjean devenu Monsieur Madeleine… Au lieu de cela,
on avait tantôt un bureaucrate qui répétait en boucle qu’il fallait marcher sur
ses deux jambes quand on lui expliquait que le savoir ne devait pas être
sacrifié à la compétence, tantôt un grand naïf qui s’étonnait de la supercherie
de la promesse du dédoublement des CP et des recommandations cyniques de l’OCDE.
Alors voilà, on éteint son poste en chantant : ʺ Il
viendra le jour glorieux où dans sa marche vers l’idéal, l’homme ira vers le
progrès du mal au bien, du faux au vrai ʺ … Mais la route va être longue
et les cerveaux esquintés par 50 ans de merdouilles éducatives difficiles à
décrasser…
mardi 31 mai 2016
Journée sans tabac
Le ministère de la Santé déclare le 31 mai « journée
mondiale sans tabac ». Et cela, pour le plus grand bien des fumeurs et
accessoirement des non-fumeurs qui, eux, accomplissent l’exploit de passer une
vie sans tabac. Enfin, ils essayent… de passer entre les volutes grisâtres au
bureau, au café, sur les quais de gare ou de métro. Ils se réfugient en vain
sous les panneaux « interdiction de fumer » mais partout la nicotine
les rattrape impunément. Les non-fumeurs poursuivent ce rêve modeste et
fou : celui de respirer. Ils sont
en lutte permanente contre l’asphyxie. Un combat bien difficile à mener quand,
parallèlement à ses efforts pour décourager les accrocs du mégot, le ministère
paye des chercheurs à démontrer l’existence de facteurs génétiques dans
l’accoutumance au tabac. Ainsi, il y aurait le gène des yeux bleus, le gène de
la paresse, et bientôt le gène du fumeur. La génétique vient à point nommé
justifier les comportements humains et, partant, déresponsabiliser les individus :
en effet, pourquoi les encourager à entreprendre un quelconque effort puisque
« c’est dans les gènes » ?
A mon humble avis, c’est surtout dans le
« cigare » que ça se passe… Le fumeur se trouve toujours mille bonnes
raisons de fumer, même les plus contradictoires : il est nerveux,
heureux, déprimé, il a été dragon dans
une vie antérieure... Et insidieusement, le tabac s’infiltre dans tous les
milieux : de l’intellectuel de Saint-Germain à l’homme d’affaires qui
affiche un succès bedonnant, en passant par le routier, le bidasse. Plus
récemment, la cigarette est devenue l’instrument fétiche de la femme libérée. Comment
met-on en scène des femmes soi-disant affranchies ? La clope au bec,
pardi ! Or, comment peut-on se déclarer libre quand on s’affiche
ouvertement dépendant du tabac ?
Toutefois, ne nous trompons pas de combat. Si j’ai jadis
caressé l’espoir de « sauver les fumeurs malgré eux », je suis
aujourd’hui revenue à des objectifs plus modestes. Fini le temps où je
planquais des paquets de cigarettes, piégeais des clopes, évinçais (au sens
strict: forçais à appliquer la loi Evin) des fumeurs des territoires non-fumeurs.
Je me cantonne désormais à la lutte active contre le
tabagisme passif. Vaste programme quand même ! Car fumer est un droit,
bien sûr ! On est libre de « se soigner par les plantes », après
tout. Sur ce terrain-là, les non-fumeurs se doivent de rester modestes et ne
pas se mêler de l’intoxication des autres. Mais la liberté des uns s’arrête
précisément où commence celle des autres. Alors, que cette journée serve au
moins à faire passer ce message aux plus radicaux et indécrottables
enfumeurs des espaces publics : donnez-vous les airs que vous voulez avec la
cigarette, mais cessez de nous pomper le nôtre !
dimanche 22 mai 2016
Lettre à Victor Hugo
Je suis venue vous trouver hier à
votre domicile parisien de la Place des Vosges, mais vous n’y étiez pas. On m’a
tout de même permis d’entrer et de visiter les lieux – un fort beau logis,
assurément – et j’ai, en effet, constaté votre absence. Il semblerait que nous
nous soyons loupés d’environ un siècle et demi. Dommage. J’étais d’autant plus
déçue que j’arrivais avec une grande nouvelle : Les Misérables sont à Hollywood ! Oui, j’imagine que, formulée
ainsi, la chose ne vous semble pas limpide. Je vous explique : dans les
années 80 (enfin, je veux dire 1980), deux types ont conçu une idée folle :
adapter votre roman Les Misérables au
théâtre et en musique, un concept anglo-saxon que l’on nomme Musical, autant dire un projet aussi
follement ambitieux que votre œuvre ! Ces deux artistes se nomment Alain
Boublil et Claude-Michel Shönberg et ils se sont offert le talent d’un certain
Robert Hossein pour la mise en scène. L’idée était simple et sublime :
présenter les moments forts du roman comme une succession de tableaux musicaux.
Pas un opéra. Pas du théâtre. Musical.
Pardonnez-moi, mais je rechigne à utiliser le terme français « comédie
musicale », hélas trop associé à de vastes daubes contemporaines et autres
tchik-tchik-tchik-aïe-aïe-aïe ! J’emploie également la terminologie
anglaise car, à vrai dire, la France s’est montrée peu réceptive au concept.
Mais de l’autre côté de la Manche, quelqu’un a flairé le chef-d’œuvre… Un
spécialiste des Musicals de la
West-End à Londres, producteur de nombreux spectacles musicaux, a immédiatement
saisi la dimension de l’œuvre. Cet homme s’appelle Cameron Mackintosh et,
croyez-moi, cher Victor, il fut le meilleur ambassadeur mondial de votre roman
et de vos idées. Oui, j’ai bien dit « mondial ». Car si l’aventure a
réellement commencé à Londres, elle s’est ensuite propagée partout dans le
monde. Bon, je sais ce que vous allez dire… Cette étape londonienne, c’est un
peu comme un nouvel exil, un autre Guernesey… Eh bien, il faut croire que les
Iles britanniques ne vous réussissent pas mal, finalement… Les Misérables sont nés à Guernesey et leur plus belle adaptation a
connu une renaissance à Londres : coup du sort, fatalité, ou plutôt
« Anarkia » comme vous l’écriviez au début de Notre-Dame de Paris. Et puis le vent a soufflé sur les partitions
de Shönberg, amenant votre formidable épopée humaine jusqu’à Broadway. Tous les
soirs, on hissait le drapeau français et le drapeau rouge de la révolution au
pays de la World Company ! Un véritable triomphe ! Je suis émue, cher
Victor, de vous adresser ces quelques lignes, car vous êtes vraiment l’homme de
tous les superlatifs : imaginez-vous que les Misérables ont tenu plus de vingt-cinq ans à l’affiche à
Londres ! Les plus brillants interprètes du spectacle ont été réunis à
l’occasion du dixième anniversaire pour un unique et gigantesque concert au
Royal Albert Hall de Londres. Le final fut grandiose lorsque les dix-huit
Jean Valjean de chaque pays sont venus chanter ensemble, dans leur langue,
escortés par les petits Gavroche du monde entier. C’était le 8 octobre 1995, le
jour de l’anniversaire de mon papa. Si je vous racontais cela en face, cher
Victor, ma voix se briserait d’émotion.
Je suis certaine que vous seriez fier de tous
ces artistes qui se sont associés et succédés depuis près de trente ans pour
incarner Valjean, Fantine, Javert, Eponine, Cosette… Je puis vous assurer
qu’ils n’ont rien trahi de votre œuvre, et surtout pas sa dimension sociale et
révolutionnaire. Bien sûr, je comprends votre scepticisme quand je vous dis que
Les Misérables sont passés par
Hollywood où ils ont raflé trois Oscars, mais si en janvier 2012, vous aviez
assisté, à Paris, aux Champs-Elysées, à l’avant-première du film adapté du
spectacle musical, vous n’auriez plus l’ombre d’un doute. Votre frère de plume,
Stendhal, disait « La bonne musique ne se trompe pas, et va droit au fond
de l’âme chercher le chagrin qui nous dévore ». Alors, lorsque la bonne
musique rencontre la bonne littérature, voilà comment l’on bâtit la légende des
siècles.
Je repasserai Place des Vosges,
des fois que je vous aperçoive à votre fenêtre… et si je ne vous y trouve pas,
j’imagine que c’est parce que vous serez occupé à enfiler votre plus beau
costume afin d’aller recevoir votre Oscar. Un Oscar pour un écrivain ?
Pourquoi pas. Voilà qui finirait d’étouffer les journalistes, qui ne savent
plus quoi inventer pour ternir votre succès. Mais vous avez allumé la mèche,
Victor… Qu’ils le veuillent ou non, vous avez allumé la mèche.
Mes tigres de salon ronronnent
leurs respectueuses salutations à l’ailurophile que vous êtes. Quant à moi, je
me permets de vous embrasser, cher Victor, et je m’en vais glisser cette lettre
juste derrière la préface des Misérables,
pour que vous passiez la lire quand il vous plaira.
lundi 18 avril 2016
Lettre à Pierre Desproges
Mon ami Pierrot,
Ah, je t’entends
d’ici t’indigner face à cette familiarité incongrue ! « Mon
ami », quel toupet ! Nous n’avons pas gardé les dindons
ensemble ! Et de quel droit utiliser ce nom de « Pierrot » usuellement
réservé aux intimes ? Et le tutoiement, par-dessus le marché ! Oui,
je me souviens parfaitement de ce que tu affirmais sur scène : « Dieu
ou pas, j’ai horreur qu’on me tutoie ! » Mais ce tu n’est pas une familiarité, au contraire… C’est, dans mon esprit
vaguement anglais, une forme de grand respect, c’est le Thou anglo-saxon, adressé aux êtres célestes, justement... Et puis,
honnêtement, avoue que cher Pierre
résonnerait commune une mauvaise homéotéleute prompte à écorcher l’oreille. Mon
Pierrot, donc, j’y tiens, car ce n’est pas parce que nous n’avons pas
élevé les dindons ensemble que nous n’avons pas de points communs : le
mépris pour la mode, la méfiance envers la capilliculture, le rejet des
superstitions… Le cancer aussi. Et la capacité à prononcer ce mot sans trembler
du genou. Je fais partie des gens qui, « grâce à la science, peuvent
profiter de leur cancer plus de cinq ans ». Un régal. Heureusement qu’il y
a ton verbe et ta verve, seuls antidotes à toutes les potions à bulles censées
nous rembourser quelques années de vie. Il faut bien quelque chose d’assez
décapant qui permette à l’esprit de s’accorder avec ce que subit le corps. Pour
cela, je n’ai rien trouvé de mieux que ton panache, toi qui as su nous faire
rire du cancer alors que tu en crevais.
Vois-tu, mon
Pierrot, je ne peux pas t’en vouloir d’avoir plié bagage. On n’a pas
franchement cheminé vers un monde meilleur ces trente dernières années. La
division des êtres entre les Juifs et les antisémites reste d’actualité,
laissant toujours aussi peu de place à ceux qui, comme toi et moi, ne sont ni
l’un ni l’autre et refusent de se plier aux alternatives contraignantes. Le
métier d’humoriste n’a sans doute plus la même saveur puisqu’il s’agit
maintenant de jouer les comiques bien-pensants, voire politiquement corrects…
Suis-je la seule à percevoir une antinomie ? Ainsi, le clown ne serait
plus celui qui prend sur lui le ridicule de la condition humaine ?
Non, reste
là-haut, mon Pierrot. Ici, on ne peut plus railler en paix, alors on bâille en
biais. Le rire censuré, c’est l’ennui assuré. Je t’imagine sur ta Lune, mon
Pierrot, et j’ignore de quoi tu te gausses désormais. Peut-être manifestes-tu
seul, peut-être une Colombine t’y tient-elle compagnie…
Respect, mon
Pierrot.
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